La transition en entreprise : si Uderzo l’a fait…

Cette semaine, le 35e album de la série Astérix est sorti un peu partout dans le monde. Avec un tirage initial de 5 millions d’albums, Astérix chez les Pictes marque un grand coup. Un excellent livre dans la plus pure tradition d’Astérix. René Goscinny et Albert Uderzo ont officiellement transmis leur œuvre au monde, dans le but qu’elle survive aux auteurs. Un nouveau duo, soit le dessinateur Didier Conrad et le scénariste Jean-Yves Ferri, prend maintenant le relais, sous l’œil bienveillant d’Uderzo, 86 ans, qui veille toujours au grain. Alors si Uderzo l’a fait, qu’en est-il de nos entrepreneurs, nos dirigeants, nos présidents, plus particulièrement ceux des entreprises dites familiales? Est-il possible de transmettre l’œuvre sans la dénaturer?

De nos jours, cette question de la relève d’entreprise est une question qui est au centre de nos préoccupations. Nous nous retrouvons souvent devant ce choix déchirant : qu’est-ce qui se passera lorsque le créateur initial ne sera plus?

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Lors de mes rencontres, je me retrouve souvent au centre de cette préoccupation. Car d’un côté, nous avons toute une génération de gens qui ont mis leurs cœurs, leur âme, leur vie dans cette œuvre qu’est leur entreprise. Cette entreprise, ils l’ont bâtie à leur image, à leur goût, en fonction de leurs valeurs du temps et de leurs préoccupations. Car il faut bien le reconnaître, les œuvres comme les entreprises vont bien au-delà des préoccupations de marché. Elles sont le résultat de décisions prises dans des contextes précis, en fonction de valeurs précises, en fonction d’une histoire particulière. Elles sont l’âme même de ses dirigeants.

Depuis toujours, les albums d’Astérix nous ont habitués à cette double et même triple lecture, à plusieurs niveaux, qui témoigne des préoccupations de l’époque. Que penser par exemple des noms des personnages, des thèmes explorés, que ce soit la politique, la sociologie, la science… Et tout cela, avec une quantité de référents qui sont aujourd’hui encore d’une actualité frappante. Que ce soit les aventures en Amérique, en Bretagne ou au Moyen-Orient, les liens sont savoureux.

Mais d’un autre côté, je rencontre souvent des gens d’affaires de la deuxième génération qui se retrouvent inévitablement devant un mur. Car cette génération de créateurs, bien accrochée à son succès, ne laisse pas souvent tomber quoi que ce soit, qu’il s’agisse de ses pouvoirs, de son influence ou quelques fois de son droit de veto. La génération héritière qui, elle aussi, veut faire sa marque arrive avec de nouvelles idées, de nouvelles façons de faire. Ayant vécu une autre vie, ses préoccupations sont souvent bien différentes tant au point de vue de sa vision de l’œuvre ou de l’entreprise. Et lorsque cette génération tente de s’imposer, la réception est souvent limitée et ceux qui se sentent toujours en contrôle de leur entreprise n’acceptent que très difficilement les idées différentes de ces jeunes.

Dans le secteur de la BD, nous pouvons ainsi citer le grand rival d’Astérix, Tintin. Avec 352 millions d’exemplaires vendus, traduits dans 700 langues et dialectes, Astérix trône au sommet de la BD franco-belge et Tintin est en troisième place avec 230 millions d’albums vendus. Des chiffres qui sont bien au-delà de tous les autres. Par contre, contrairement au duo Goscinny et Uderzo, Hergé n’a pas transmis les droits de changer son œuvre, et bien que Tintin est bien vivant, aucune nouvelle histoire originale ne verra le jour. Ces instructions, inscrites au testament de l’auteur belge, ne permettent pas cette transmission. Donc, au risque de dénaturer l’œuvre, nous la figeons dans le temps… Par contre, les produits dérivés sont permis, toujours dans le respect des histoires existantes.

Mais pourquoi ce sentiment de protection des créateurs et des auteurs  existe-t-il? Il faut bien prendre en compte le risque d’une transmission inadéquate. Dans un souci de respect des gens, je ne voudrais pas citer des exemples précis de transition inadéquate. Par contre, je suis persuadé que dans votre entourage, vous pouvez trouver des cas d’entreprises trop rapides, mal préparées ou motivées uniquement par le gain en capital dont la transition  a tué cet héritage. Personnellement, je suis toujours profondément triste de voir ces monuments de réussite s’écrouler après quelques années. Je sais très bien que ces entreprises se sont bâties au prix de beaucoup de sacrifices humains, personnels et professionnels.

Dans le domaine de la BD, il y a eu aussi un cas de transition catastrophique. Spirou, sympathique aventurier créé par Franquin, a vécu une transition dramatique en 1998. Voulant renouveler le style, Tome et Janry ont créé le 46e album (Machine qui rêve) dans un style complètement différent. Franquin et ses successeurs nous avaient habitués à l’aventure et l’humour, nous étions cette fois dans le polar, le suspense et la froideur. Pas mal, mais combien différent de l’âme originale. Tellement différent que ce fiasco, condamné par la critique, a forcé les auteurs à faire une longue pause pour revenir six ans plus tard avec une nouvelle équipe. Aujourd’hui, la franchise est relancée, revenant aux valeurs traditionnelles de Franquin, l’aventure et l’humour.

Mais certaines transitions se déroulent très bien, car elles sont bien préparées et bien amorcées. L’un des cas est celui du célèbre cow-boy Lucky Luke, créé par Maurice de Bévère, dit Morris, qui est décédé accidentellement en 2001. Conformément aux volontés de l’auteur, Hervé Darmenton, dit Achdé, est maintenant le pilote de l’œuvre qui garde l’esprit de l’œuvre créée en 1946. Avec ses 300 millions d’exemplaires, Lucky Luke partage le podium avec Astérix et Tintin. C’est justement une transition en douceur qu’Uderzo amorce aujourd’hui avec le 35e album.

Du côté des affaires, on trouve notamment les familles Desmarais (Power Corporation), Coutu (Groupe Jean Coutu), Dutil (Groupe Canam), Lemaire (Cascades) ou Dick (Virbac), pour n’en citer que quelques-unes. Derrière les portes, je suis persuadé que les choses n’ont pas toujours été roses. Mais une chose est certaine, je suis persuadé qu’ils avaient à cœur l’avenir de l’entreprise et de l’héritage qu’elle laisserait derrière elle.

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La transition de l’entreprise est bien évidemment une question délicate et ultrasensible qui touche les valeurs de chaque personne. De plus, elle fait aussi ressortir de vieilles peurs, des démons intérieurs que tout un chacun tente de cacher aux autres. Ces démons, qui quelquefois figent les actions, se retrouvent au centre des préoccupations, mais restent souvent bien cachés. Ils sont souvent comme l’éléphant dans la pièce dont on ne parle jamais. Il est beaucoup plus facile de parler de préoccupations financières ou opérationnelles, de parler des risques et du contenant que de discuter de ce qui fait vraiment mal.

En cette période délicate de transition, il y a un grand nombre de professionnels qui ont bâti une vaste expérience, non seulement technique, mais aussi humaine, qui permet de voir les véritables enjeux et de mettre en place une véritable vision stratégique pour l’entreprise de demain. Ces gens sont qualifiés non seulement parce qu’ils connaissent cela, mais aussi et surtout parce qu’ils sont en mesure de mettre de côté la « charge émotive » qui résulte de transition.

Alors aujourd’hui, ma recommandation est assez simple : préparez-vous et faites-vous aider! Ne tentez pas de le faire seul dans votre coin. Mes amis notaires me le disent souvent, « mieux vaut préparer votre départ que laisser la vie le préparer pour vous ». Alors, tout comme pour votre héritage personnel, préparez votre héritage professionnel. Préparez-vous, chers dirigeants, mais préparez aussi votre relève. Et vous le savez, il faut du temps avant d’être prêt à diriger. Et ce n’est pas dans un rôle d’exécutant qu’on peut le faire adéquatement. La relève doit dès maintenant s’impliquer dans votre processus décisionnel. Elle doit apprendre à apprendre. Acquérir la maturité nécessaire pour faire le grand saut au bon moment.

Les exemples de gens qui ont réussi cette transmission délicate sont nombreux, tant sur le plan des affaires que dans le domaine de la BD.

Et au final, si les Desmarais, Dick, Morris et Uderzo l’ont fait, pourquoi pas vous  par Toutatis?

 

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