Quand la culture d’entreprise empêche de décrocher la banane

Par Stéphane Deslauriers

Nous sommes dans un monde de changement, nous le voyons tous les jours. La vie, non seulement économique, mais aussi personnelle, met à dure épreuve nos convictions, nos ressources et nos énergies. En cette période « compliquée » comme disent nos amis français, les paradigmes sont en train de changer. Ce qui était n’est plus; nos convictions, nos méthodes de travail sont éprouvées.

Récemment, je suis retombé sur cette histoire fréquemment utilisée dans la culture d’entreprise depuis la fin des années soixante. Déjà, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, elle faisait foi de loi. Aujourd’hui, grâce à Internet, elle se propage comme une traînée de poudre. Cette histoire nous parle de la culture d’entreprise et de la façon dont elle peut constituer un frein au développement de celle-ci. Alors voici maintenant le « Théorème du singe ».

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Le « Théorème du singe » est souvent utilisé pour symboliser la naissance et le fonctionnement de la « culture d’entreprise ». Il tente d’expliquer comment des habitudes, des manières de faire, peuvent rester bloquées jusqu’à ce qu’un esprit ose remettre en question l’ordre établi. Cette expérience aurait eu lieu vers 1966 par G. R. Stephenson du San Diego State University.

Le théorème est le suivant :

Cinq singes sont isolés dans une pièce dans laquelle est accrochée au plafond une banane et seule une échelle permet d’y accéder. La pièce est également dotée d’un système qui fait couler une douche d’eau glacée dans la pièce dès qu’un singe tente de grimper l’échelle.

Très rapidement, l’un des singes se lance sur l’échelle afin d’atteindre la banane. Immédiatement, lorsqu’il grimpe l’échelle, le système de douche d’eau glacée s’abat sur les singes, ce qui crée colère, frustration et mécontentement au sein de la petite communauté de singes.

Quelque temps plus tard, un deuxième singe s’élance sur l’échelle afin de saisir la banane et tout comme le premier, il actionne le système de douche froide qui arrose le groupe de singes. À plusieurs reprises, ceux-ci se lancent sur l’échelle provoquant toujours le même résultat. Et peu à peu, les singes restent docilement au bas de l’échelle ne tentant plus d’y monter ni même de s’en approcher.

Après un certain temps, les expérimentateurs rendent le système de douche glacée inactif, permettant ainsi aux plus audacieux d’atteindre la banane, mais aucun ne se risque. La banane reste donc accrochée au plafond. Les singes se souviennent de l’expérience et ne tentent pas de s’approcher de l’échelle.

Remplaçons maintenant un des cinq singes par un nouveau singe dans la pièce. Ce dernier n’a pas expérimenté la douloureuse et choquante douche glacée. Rapidement, il s’élance sur l’échelle afin d’attraper la banane. En revanche, les autres singes, forts de leur pénible expérience, agressent violemment le singe et l’éloignent de l’échelle.

Lorsqu’un second singe est remplacé, lui aussi se fait agresser en tentant d’escalader l’échelle, y compris par le premier singe remplaçant. L’expérience est poursuivie jusqu’à ce que la totalité des premiers singes, qui avaient effectivement eu à subir les douches glacées, soient tous remplacés.

Et comble de suite, ce manège est renouvelé jusqu’à ce que le second groupe soit aussi remplacé et que la même situation se présente; ceux qui essaient de monter l’échelle se font agresser par les autres, qui n’ont jamais vécu l’expérience cruelle de la douche glacée. Ils ne comprennent pas pourquoi il est prohibé de monter l’échelle. Ils ont appris simplement qu’il ne fallait pas le faire. Tous reproduisent ainsi un comportement répréhensible, sans même en connaître la cause, les raisons ou même de remettre en question la raison d’être de ce comportement.

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Lorsque nous discutons avec nos coachés, nous abordons bien sûr les contraintes auxquelles ils sont soumis. Ces contraintes sont souvent lourdes et les serrent comme un étau, ce qui rend quelquefois leur vie, tant personnelle que professionnelle, difficile.

Parmi ces contraintes, certaines sont bien réelles et ils doivent s’adapter à elles, mais certaines autres ne sont que des comportements qui ont été acquis au fil des ans. Et souvent, tout comme les singes à la fin de l’expérience, ils ne regardent plus l’échelle et restent en bas, sans trop se demander pourquoi ils ne peuvent monter. « Nous faisons cela de cette façon parce que nous avons toujours procédé ainsi. »

Cette expérience, appliquée à la culture d’entreprise, permet d’illustrer comment il arrive parfois qu’on ne sache plus pourquoi les activités sont réalisées comme tel. Nous finissons souvent par ne pas oser et finalement, nous nous positionnons non pas comme un acteur de changement mais une victime de celui-ci. Nous subissons notre vie, sans trop savoir comment nous pourrions la changer.

D’un autre coté, il ne faut pas toujours remettre en question tout ce que nous faisons ni comment nous le faisons. En général, nos procédures sont en place pour de bonnes raisons, car au final, il ne faut pas croire que tout ce qui a été fait par le passé est nécessairement à remplacer. Dans ce cas, nous sommes continuellement dans le processus d’un « changement pour le changement » et non pas d’un « changement pour grandir ».

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Que devons-nous retenir de cette histoire? Osez simplement vous poser la question « Pourquoi? »
Tentez de comprendre ce qui motive les contraintes tant systémiques que personnelles qui vous empêchent « d’aller décrocher la banane ». Plutôt que de rester au bas de l’échelle à subir votre culture d’entreprise, cherchez à mieux la comprendre.

Une fois que vous aurez compris, vous serez en mesure d’évaluer ce que vous pouvez influencer ou ne pas influencer. Il est possible que le « système de douche froide » soit là pour une bonne raison, qu’il y ait une raison logique qui vous empêche de monter à l’échelle. Il se peut aussi que la banane ne soit pas une banane, mais un mirage, qu’elle soit empoisonnée…

De plus, il se peut que la raison soit maintenant obsolète. Il est possible que le « système de douche froide » ne soit plus en fonction, que vous deviez « tester le système » pour bien comprendre. Il se peut aussi que vous deviez trouver un autre chemin pour saisir la banane. Il y a peut-être une corde cachée dans la pièce qui vous permettra d’atteindre la banane autrement que par l’échelle…

Au final, vous le ne savez pas… à moins de vous poser la question « Pourquoi? »

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En conclusion, voici l’aspect le plus ironique de l’histoire. Ce « Théorème du singe » a lui aussi subi la transformation de l’histoire. Certaines versions nous parlent de cinq, 10 ou 20 singes et la douche est devenue décharge électrique. Il existe une panoplie de variantes toutes modifiées selon les auteurs. Malgré mes efforts de véracité, je ne suis même pas sûr que la version que je viens de vous raconter est l’histoire initiale…

Pendant longtemps, nous avons tous cru que cette expérience était réelle. De fait, cette expérience n’a jamais eu lieu. Ce n’est qu’une histoire. Par contre, elle est inspiré d’une étude réelle menée sur des singes rhésus, laquelle a été publiée sous le titre Cultural Acquisition of a Specific Learned Response Among Rhesus Monkeys.

En 2011, Michael Michalko a publié dans Psychology Today un article de blogue remettant en question la véracité de l’expérience grâce notamment au commentaire de Frantz De Waal, un expert reconnu en primatologie. Cette histoire aurait été finalement construite de toutes pièces, après la lecture des publications de Stephenson. Donc, pour la plupart des gens, cette expérience véridique est en fait une histoire, très intéressante certes, mais pas vraie. À croire même que cette histoire a subi les travers de « l’échelle » et que finalement et probablement à cause de sa grande popularité auprès de la communauté intellectuelle, personne n’a osé mettre en doute cette histoire pendant 35 ans. Tous ont accepté la véracité de l’histoire sans « tester l’échelle ».

Vous voyez comme les comportements acquis sont solidement ancrés!

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